MENTALITÉ MÉDIÉVALE, ANCIEN ET NOUVEAU MOYEN-AGE

Fernand SCHWARZ

[quote]Si la problématique humaine est toujours la même, la façon dont l’appréhendent les diffé-rents groupes humains et les réponses appor-tées par chacun d’eux diffèrent. En anthropolo-gie et en sociologie, la notion de mentalité (du latin mens, esprit) s’applique à des groupes hu-mains dont les individus, bien que différents, partagent des croyances, des objectifs, des va-leurs, des comportements communs. Ce qui les unit est plus fort que ce qui les distingue et ils éprouvent un sentiment d’appartenance com-mune. Chaque mentalité est porteuse de trois fonctions qui la définissent : vision ou représen-tation imaginaire du monde, outils de perception de la réalité, identité.[/quote]
On peut parler de mentalité médiévale. La Renaissance a correspondu à un changement de mentali-té, à l’origine de la mentalité moderne.
Quand un certain nombres de repères relevant de l’image du monde, de la perception de la réalité ou de l’identité s’effondrent, la mentalité entre en crise. Le changement de mentalité en Europe occiden-tale entre le Moyen Age et la Renaissance a été conséquent, cependant certaines valeurs judéo-chrétiennes, une certaine conception de l’individu ont perduré : il s’est agi d’une forte remise en ques-tion mais que l’Europe a pu gérer et à la fin du XXe siècle, la planète était européenne.
Aujourd’hui, le problème est plus grave. Il y a une crise spirituelle très profonde que les Eglises offi-cielles ne parviennent pas à gérer. La science et la technique ne parviennent pas à gérer la percep-tion du réel. Au niveau de la représentation du monde, les idéologies, dont relevaient les modèles auxquels on se référait, se sont effondrées. Il s’agit d’une remise en question totale, qui ne se limite pas à un ou deux paramètres. La revision est à faire tant au niveau collectif qu’au niveau individuel. Elle caractérise ce que les sociologues appellent la post-Modernité, c’est-à-dire une époque différente de celle que nous avons vécue depuis la Renaissance jusqu’au début des années 80. L’été de l’Occi-dent est derrière lui et pas devant lui. C’est au XIXe et au début du XXe siècle qu’ont connu leur apo-gée la raison, le scientisme, etc., tous les éléments conceptuels mis en place à partir de la Renais-sance, le monde moderne, né à la Renaissance en réaction au Moyen Age et basé sur une tradition du nouveau en opposition à une tradition d’ordre. C’est alors qu’on croyait dur comme fer que s’ouvrait une ère de progrès illimité.
Depuis une vingtaine d’années plus particulièrement se manifeste en Occident un rejet des sociétés idéologiques de type homogénéisant, dirigiste et technocrate. Ainsi s’expliquent les questions et le malaise que soulève la construction de l’Europe. Car il s’agit d’une Europe relevant de la Modernité – homogénéisante, dirigiste et technocratique – conçue au cours des années 60 et 70, qui ne répond plus aux aspirations d’un nombre croissant d’individus. Ce n’est pas là l’Europe qui répondrait à leurs aspirations. Comme il y a eu à la Renaissance rejet de l’ordre précédent, celui du Moyen Age, il y a aujourd’hui rejet de l’ordre précédent, celui de la Modernité. A partir du moment où on remet en ques-tion l’idée même de progrès, où, simplement, on considère la nécessité d’en ralentir le rythme, on remet en cause les postulats mêmes de la Modernité.
Une conception abstraite des individus, tous identiques, met la Modernité dans l’incapacité d’accepter les différences. C’est pourquoi elle se révèle incapable de gérer les conflits interreligieux, intercultu-rels, interlinguistiques. Laisser les gens s’entretuer, envoyer les Casques bleus avec l’efficacité que l’on sait, ou tenter de résoudre les difficultés à coups de crédits ne peut permettre de gérer des pro-blèmes qui ne sont pas d’ordre économique et social mais des problèmes d’identité et manifestent le besoin de valoriser sa différence. La Modernité avait misé sur le fait qu’en éliminant les différences on supprimerait les sources de conflits et sur le fait qu’il suffisait de vaincre la pauvreté pour atteindre au bonheur. Excellente au niveau scientifique, la perception de la réalité qu’a eu la Modernité s’est révé-lée très médiocre au niveau humain. Une réussite exceptionnelle au niveau scientifique – jamais on n’a atteint une telle connaissance – s’est doublée d’une incapacité étonnante à comprendre l’humain. De là vient le rejet généralisé à travers la planète, qui se manifeste particulièrement par le refus de l’Etat-Nation, lui-même une abstraction, qui fonctionne comme une administration et non pas comme un cadre structurant des différents peuples, langues, religions constituant la nation.
Le rejet de la mentalité moderne se manifeste par une fragmentation. L’énorme majorité des Français (90%) se reconnaissaient dans cette même mentalité il y a vingt ans. Ils partageaient les mêmes va-leurs même s’ils différaient sur la façon de les appliquer, selon qu’ils étaient de gauche ou de droite. Ils ne sont plus maintenant que 38%. Autrement dit, 62% des Français appartiennent aujourd’hui à une nouvelle mentalité. Or le morcellement ne permet plus les mobilisations de masse, mais favorise les regroupements restreints entre mécontents qui se sentent « apparentés ». Ainsi est née la France des tribus. (les sociologues répertorient en France cinq clans et quatorze tribus) et on revient à un fonctionnement qu’on croyait révolu. Chacune a son idée sur la façon de résoudre la crise : pour cer-tains la solution se situe au niveau socio-économique (38%), pour d’autres au niveau culturel (20%), pour d’autres encore au niveau de l’éthique et des valeurs morales (20% ), pour d’autres enfin il s’agit d’assurer la sécurité et d’assainir la société (22%). Chacune de ces mentalités se fige sur une solution partielle à laquelle ses tenants s’accrochent comme à une bouée de sauvetage, en position de repli. Comment lancer vers l’avenir une population dont les deux tiers sont sur la défensive ?
La situation est plus ou moins identique dans les autres pays d’Europe occidentale. Il s’est passé là quelque chose d’irréversible : les institutions ne sont plus reconnues et sont condamnées à se dé-fendre, ce qui nuit à la socialisation et il se crée d’innombrables organisations de tout acabit, ce qui contribue à la confusion et à l’éclatement. On recherche davantage d’expression individuelle, de liber-té de choix, et par dessus tout on refuse le modèle unique. Les valeurs qui émergent ne sont pas des abstractions qui ne pourront plus convaincre personne mais des valeurs humaines.
Par ailleurs, chacun veut faire son expérience : il y a rejet de l’expérience du passé, oubli de l’histoire, amnésie, caractéristiques propres au moyen âge. Quand un peuple rejette l’expérience passée comme négative, cela permet le renouvellement mais exige du temps. Le monde à venir sera hétéro-gène. Plus de grands ensembles tels que nous les connaissons aujourd’hui mais régionalisation, transfert de souveraineté au local. C’est un autre cadre, un autre référentiel qui se met en place au-quel ni le monde politique ni le monde de l’éducation ne nous ont préparés. Or la peur de l’inconnu entraîne la résistance au changement et le blocage. Nous avons devant nous des années difficiles à vivre au niveau des mentalités. Pendant combien de temps encore les villes se changeront-elles en jungles et les campagnes en déserts ? Il nous faut nous livrer à une révision complète de nos repères pour que nous puissions retrouver des villes qui soient humaines et des campagnes qui ne retournent pas en friche. Pour que nous construisions une Europe dans laquelle nos enfants puissent vivre dans vingt ans.
L’histoire des mentalités permet de mettre en évidence de nombreux points communs entre notre époque, post-moderne, et le Moyen Age, ce qui nous amène à la notion d’ancien et nouveau moyen âge. Celle-ci s’explique dans la mesure où il est possible de trouver, au niveau des trois fonctions de la mentalité, des éléments parallèles entre la mentalité médiévale et celle de la post-Modernité. Ce qui ne veut pas dire que l’histoire se répète à l’identique, mais que le même scénario se joue à nouveau avec des acteurs et un décor différent si bien que la pièce sera inévitablement différente. Ce que nous vivrons sera autre que ce qui a été vécu au Moyen Age mais les structures mentales, les valeurs, les finalités seront plus ou moins identiques. On pourrait de la même façon faire un parallèle entre l’Em-pire romain et la Modernité. Ceci pour dire qu’il y a des scénarios de base qui se retrouvent dans l’his-toire et se répètent avec des variantes.
Il est intéressant d’examiner dans cette perspective le futur dont Edgar Morin a dit qu’il était en crise. Cette crise du futur est un des signes de la mentalité médiévale. Dans une mentalité moderne, le futur apparaît comme certain. C’était le cas il y a encore vingt ans. Aujourd’hui nous vivons une époque où l’avenir apparaît incertain.
Il y a des racines spirituelles, des valeurs qui nous viennent d’autres civilisations qui pourraient être très utiles pour l’Europe de demain. Ne nous enfermons pas dans le repli. L’introduction de nouvelles racines spirituelles est urgente. Grâce aux sciences de l’homme, aux études anthropologiques, aux études comparées des religions et des mentalités, on n’a jamais rassemblé tant de connaissances sur le patrimoine culturel et religieux de l’humanité et ses racines. Mais on n’a jamais si peu appliqué. Nous pouvons nous enrichir de beaucoup d’apports à intégrer par l’expérience, comprendre par exemple, que nous sommes à l’intérieur du monde et pas à l’extérieur, que nous sommes partie inté-grante de « l’environnement », qu’on ne peut plus séparer le sujet et l’objet comme nous l’avons fait.
Si l’Européen devient plus concret, qu’il donne moins de leçons aux autres, qu’il cesse d’être exporta-teur de révolutions et d’idéologies pour s’intéresser davantage aux valeurs propres aux pays et aux peuples, un bond considérable en avant peut être accompli. Il faut pour cela avoir confiance en soi, dans les moyens dont on dispose et accepter de travailler avec ces moyens. Devenus perfection-nistes, nous sommes devenus incapables de concrétiser si tel ou tel moyen nous manque. Comment dans de telles conditions les cathédrales auraient-elles pu se construire? Combien de projets portant sur plusieurs générations, comme la construction d’une cathédrale, sont lancés aujourd’hui en Europe ? C’est à leur nombre qu’on mesure la confiance d’un peuple et d’une civilisation dans ses valeurs.
Fernand SCHWARZ