La Crise une opportunité pour contrôler notre destinée

Fernand Schwarz
[quote]Depuis quelques mois, le monde vit une crise économique qui en réalité cache une crise beau-coup plus profonde, remettant en cause tous les paradigmes, les façons de penser et d’agir. Il est peut-être temps, comme le préconise la philoso-phie, d’instaurer de vraies valeurs pour un monde durable et plus juste pour l’homme.[/quote]

L’apocalypse financière n’est pas finie. Elle se transforme en récession globale et tout indique que nous avançons vers une grande dépression au niveau planétaire.

Malgré les décisions spectaculaires prises en Europe, aux États-Unis et ailleurs, elles ne pour-ront pas provoquer, à moyen terme, la fin de nos difficultés, comme d’ailleurs l’ont admis plusieurs responsables internationaux.
Les États-Unis ont déjà injecté un million et demi de millions d’euro, c’est-à-dire l’équivalent du double du coût de la guerre en Afghanistan et Irak depuis 2001!
Tous ces apports au niveau mondial conduisent à la restriction des crédits aux entreprises et aux particuliers avec des conséquences très négatives sur l’économie réelle.
Par sa dimension «inédite» cette crise met fin a la période néo-libérale, basée sur les thèses monétaristes de Milton Friedman qui ont dominé pendant les trois dernières décennies le camp capitaliste et ébloui la social-démocratie internationale.
L’effondrement de tous ces crédo laisse la plupart des dirigeants politiques désemparés, les obligeant parfois à renoncer à leurs dogmes pour agir à l’inverse de leurs croyances, sans pour autant se résoudre à de vrais changements de modèle.

Les États-Unis ne sont plus les maîtres du monde

Nous vivons un moment historique. Il ne s’agit pas simplement d’un effondrement d’un mo-dèle d’économie mais aussi d’un style de gouvernement et gouvernance. La position de leader des États-Unis dans le monde et en particulier son hégémonie économique sont remises en cause. Ses finances dépendent aujourd’hui plus que jamais de l’apport d’une grande quantité d’investissement de capitaux étrangers, et les pays dont procède cet argent, la Chine, la Russie, l’industrie pétrochimique du Golfe vont, à partir de maintenant, influer plus que jamais sur son avenir.
Actuellement, 15 à 20 % des industries et services américains appartiennent à entreprises étrangères. Les États-Unis ont maintenant de nouveaux partenaires influents à l’intérieur de leur propre territoire.

Le déficit des pays industriels financés par des états émergents

En 2006, la Chine et le Proche Orient ont financé à part égale 86% du déficit des pays indus-triels. En 2013 les excédents chinois pourraient excéder la totalité du déficit des pays indus-triels, ce qui donnerait à la Chine un rôle décisif dans l’entretien du système financier interna-tional. Il est plus que probable qu’en échange, la Chine réclame des concessions géopolitiques par rapport à Taïwan et le Tibet.
En Occident, nous n’avons pas imaginé jusqu’à quel point le coût de la guerre en Irak a pu provoquer un transfert de richesse des États-Unis vers ses propres concurrents. Le centre de gravitation du monde se déplace de l’Occident vers l’Orient et les États-Unis comme l’Europe perdent leur pouvoir tant économique qu’en terme de civilisation. La guerre des imaginaires, ce qui fait rêver les peuples par rapport à leur avenir et les individus par rapport à leur devenir est en train de changer. Les valeurs de l’Occident et sa propre culture sont en perte de vitesse et font beaucoup moins rêver les peuples qui sont à leurs frontières, qui ont de moins en moins peur de la «puissance» du premier monde.
Lorsque les barbares faisaient face à l’empire romain décadent, pour crédibiliser leur propre pouvoir naissant, ils se sont appropriés des insignes du pouvoir impérial et les ont adapté à leurs propres croyances et valeurs. Un des signes distinctifs du «premier monde» est la mon-naie et la finance.
La crise actuelle devrait nous faire profondément réfléchir sur tout cela.
Le modèle capitaliste, conçu par les États du Nord, au plus grand profit des pays riches est mort.

Une crise systémique et identitaire

Avec la réunion du G 20 (1) le 15 novembre 2008 à Washington, la nouvelle architecture de l’économie sociale du marché a été définie non seulement par ses membres, mais pour la première fois dans l’histoire, par les puissances du Sud, comme l’Argentine, l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde et le Mexique.
L’analyste Daniel Pinto nous rappelle que la crise financière qui secoue les marchés depuis plus d’un an tourne à la crise d’identité pour un capitalisme occidental qui a perdu ses repères.
Cette crise en effet est une crise systémique et structurelle qui va au-delà des marchés finan-ciers.

Les quatre niveaux de forces actives dans l’histoire

Pour comprendre l’actualité, il faut se référer aux travaux du professeur américain O-E Wil-liamson. Il a déterminé quatre niveaux de forces actives dans tout processus économique et historique.
1 – La culture, les normes, l’histoire et la religion
Il s’agit des facteurs qui forgent et maintiennent l’identité d’une collectivité.
Ces forces sont d’une évolution très lente. Pour qu’une collectivité humaine se transforme au niveau de son identité, il faut imaginer des cycles de cent ans ou plus. Ce niveau soutient toute société.
2 – Les institutions
Les institutions permettent à l’identité de se formaliser, de se construire sur des cadres con-crets. Ce sont des structures d’une société qui déterminent les règles du jeu dans un groupe humain. Cela se traduit par un système légal, la façon d’exercer ses droits, etc… Mettre en place ou modifier un système institutionnel prend entre dix et cent ans.
Lorsque les institutions s’écroulent, il n’y a plus de règles du jeu, plus de jeu social.
3 – Le mécanisme de gouvernance
Il s’agit des mécanismes de supervision et de contrôle, comme la comptabilité, la déclaration fiscale… Le mécanisme de gouvernance permet de mettre tout en place, explique et détermine comment on joue en fonction des règles. Les règles sont une chose, la manière de jouer en est une autre. Les règles sont les mêmes pour tous, mais tous les joueurs ne jouent pas de la même façon. En fonction de la manière de jouer, on peut perdre ou gagner.
Pour mettre en place un système de gouvernance, ou pour en reformer un, cela prend entre un et dix ans. Mais pour cela, il faut posséder une culture et maîtriser des règles du jeu déjà ac-quises. La gouvernance efficace, c’est respecter et faire respecter la loi. Cela permet de trans-former les règles institutionnelles en comportement moral.
4 – Le marché, les échanges immédiats
Le temps du marché est instantané, il bouge constamment. C’est la traduction immédiate, des situations engendrées par l’ensemble des niveaux supérieurs.
Quand une crise arrive au niveau du marché, le côté visible de l’iceberg, c’est que tous les autres plans n’ont pas joué leurs rôle. En arriver là implique que l’identité, les institutions, les mécanismes de gouvernances ont été touchés. Il y a eu des défaillances au niveau des sys-tèmes de la culture, des valeurs ou des croyances, les institutions ont été déficientes et il y a eu des pannes dans le mécanisme de gouvernance. Le système économique est celui qui tra-duit le plan quotidien. Lorsqu’une crise arrive sur le plan économique, il y a une rupture dans la cohérence du système global.

L’effondrement des critères du passé

La crise à permis un certain nombre de critères intellectuels de s’effondrer et c’est le para-digme qui est en train de changer. Une crise systémique remet en question les paradigmes et modes opératoires du passé. Le dogme de la main invisible du marché, de l’autorégulation du capitalisme, de la liquidation de l’État, du laisser aller du marché a volé en éclat.
La crise est systémique et structurelle. Systémique, car tous les composants qui devaient inte-ragir n’y parviennent plus. Les mécanismes de gouvernance, la ligne de vérification- contrôle ont failli. Tout le monde pensait (avec la croyance de l’auto-régulation du marché) que le sys-tème économique pouvait avoir quelques faillites, mais que celles-ci seraient sans gravité. Jusqu’à présent, les crises avaient surtout éclaté dans la périphérie du système (Asie, Argen-tine, Russie…).

Une crise réelle et profonde

Une crise systémique signifie qu’il y a crise d’identité, d’institutions et de gouvernance. Alors on découvre une crise réelle. Le marché signale avec sa fièvre l’infection déjà présente dans l’organisme. Pour résoudre cette crise, on met d’abord en place des remèdes d’urgence. En-suite, il faut analyser les défaillances existantes dans le système de gouvernance et les institu-tions et examiner les difficultés d’identité culturelle qui empêchent de changer le cours des choses. Cela suppose donc que des individus soient capables de gérer la crise en ayant une vision avec une échéance d’un siècle !

Une opportunité pour changer notre vision du monde

Il est vrai, comme le suggère Jacques Attali (2), que «ce qu’on nomme la crise n’est que la longue et difficile réécriture qui sépare deux formes provisoires du monde» et nous sommes aujourd’hui dans un moment charnière qui nous oblige à repenser notre vision du monde. En terme philosophique, cela suppose remettre en cause de façon profonde nos priorités et déci-der des options durables pour notre avenir. D’ailleurs, le mot krisis en grec, signifie «déci-sion» et pour les Chinois «opportunité». Saisissons-la !
La crise doit être saisie comme une opportunité de rééquilibrer la mondialisation devenue inéquitable et incapable d’introduire le développement durable respectueux de l’environnement.
La crise financière et économique que le monde connaît actuellement a des racines intellec-tuelles et morales. Les conséquences sont économiques, mais le dérapage est moral. Cette crise démontre finalement que l’injuste est inefficace. Pour nous philosophes, la question des valeurs et des principes devient prioritaire.

Une grande mutation

Le philosophe Dany-Robert Dufour (3) a très bien compris que ce sont «toutes les grandes économies humaines qui sont atteintes» portant une mutation du psychisme. Au niveau de l’économie politique, on assiste à la disparition de l’autorité du pacte social pour la satisfac-tion de consommateurs. La culture subit des mutations à cause des altérations sémiotiques. Toute forme d’autorité, même laïque est bannie. Concernant le niveau psychique, nous sommes entrés dans un cadre post-nevrotique où la perversion, la dépression et les addictions prédominent. L’économie du vivant est très malade, victime d’une contradiction majeure, le capitalisme qui vise la production infinie de la richesse, et la finitude des ressources vitales !
Il faut en finir avec la croyance que les intérêts égoïstes s’harmonisent par autorégulation spontanée. Il est urgent de réhabiliter l’esprit de responsabilité, contre cette avidité sans limite que dénonçait déjà Max Weber.
Les temps sont propices aux hommes en quête de leur destinée.
(1) Le Groupe des 20 (ou G20) : organisation internationale à vocation économique, créé en 1999, après la succession des crises financières des années 1990.
(2) La crise et après ? éditions Livre de Poche, 2008
(3) Le divin marché, Éditions Denoël, 2007
À lire
Georges Soros, La vérité sur la crise financière, Éditions Denoël, 2008, 212 pages, 18 €
Quelques chiffres
– Dette américaine :
. 163 % du PIB en 1980
. 346% du PIB en 2007
– Dette américaine équivaut à :
. 18 mois de production totale des Etats-Unis en 1980
. 42 mois de production totale en 2007
– Endettement des ménages Endettement des organismes financiers
1980 . 50% du PIB 21 % du PIB
2000 . 71% du PIB 83 % du PIB
2007 . 100% du PIB 116 % du PIB
– Part des avoirs mondiaux détenus par des multinationales de Chine, Inde, Russie, Brésil, Émirats arabes :
. 8 % en 1980
. 15 % en 2007
– 100.000 personnes (sur 6 milliards d’êtres humains) disposent d’avoirs financiers équiva-lents à 25 % du PIB mondial, soit 10.601 milliards d’euro .
– Diminution du patrimoine mondial : 34 mille milliards de dollars depuis 2007 soit 54 % du PIB mondial. Les bourses mondiales ont perdu 25 mille milliards de dollars, soit 2 fois le PIB des États-Unis.

Fernand Schwarz

Article paru dans la revue Acropolis, n°208 mars-avril 2009